Demi-finaliste de la C1 en 2019, l’Ajax d’Erik Ten Hag casse les codes du jeu de position. Au contrôle et à la structure, les Ajacides préfèrent la verticalité et le dynamisme. Analyse d’une révolution, faite d’angles fermés, de passes prévisibles, de no mans’ land au milieu, et d’attaquants hors-jeu.

L’autre jeu de position
Au cours de la dernière décennie, l’influence de Pep Guardiola et de ses héritiers a fait du jeu de position une référence de l’analyse. Selon ses principes de base, la sortie de balle s’articule autour d’une base à 3, le reste de l’équipe occupant harmonieusement la largeur du terrain pour ouvrir des triangles, (ou plutôt des losanges) de passes. L’idée principale étant de fixer au large, pour connecter à l’intérieur, avec un temps de preparation assez long.

L’équipe qui possède le ballon prend un temps d’avance sur sa sortie de balle (grâce à la supériorité numérique, « +1 »), et tache de le garder jusqu’au moment où elle trouve, entre les lignes – dans les sacrosaints halfspaces – le joueur qui, par la qualité de son contrôle orienté court, va bonifier ce temps d’avance, qui est en realité un temps de retard, de l’autre côté du terrain (-1) face à la défense adverse.
Ce joueur (ou un autre…) va transformer ce « -1 » en une situation d’égalité numérique (4v4/3v3) pour opérer – sans qu’il existe de couverture – le geste final.
Iniesta, Xavi, De Bruyne, David Silva, Messi, David Villa, et tant d’autres ont été à la conclusion (passe décisive ou frappe) d’actions cliniques, imprimant de façon plus ou moins consciente dans les esprits ce modèle de jeu offensif comme la référence à suivre pour bien attaquer. Pour ne pas dire comme le critère absolu d’évaluation d’un bon modèle de jeu.

Le timing offensif de cet Ajax est différent.
Double pivot et angles fermés
Organisé dans un 4213, l’Ajax anime sa sortie de balle autour de 4 joueurs : 2 centraux + 2 milieux défensifs.
Par la force des choses : Il n’y a plus de triangle, et pas nécessairement de supériorité numérique sur la premiere relance.
Les joueurs impliqués dans la sortie de balle n’hésitent pas à occuper les mêmes couloirs verticaux. L’échelonnement n’est que léger, voire très faible. Logiquement, les angles de passes sont particulièrement fermés.
Il est très difficile de veritablement libérer un joueur face au jeu. Et ça ne semblait pas être la volonté de cet Ajax-là. de Jong, de Ligt, Blind, vont particulièrement se mettre en évidence dans ces schémas dynamiques et déstructurés, dans lesquelles leur marge de manoeuvre face au jeu était extrement réduite.
Première rupture avec jeu de position « traditionnel » : l’Ajax ne cherche pas le « +1 » sur la sortie de balle. Il cherche même volontairement l’égalité numérique.


Une fois l’un des membres de ce carré (DC-DC-MCG-MCD) trouvé (plus ou moins) libre face au jeu, le reste du bloc se comporte ausdi différemment de ce qu’on peut voir dans le cadre du jeu de position.
Habitués à fixer un ailier et à demander dans les pieds dans le cadre « positionnel » décrit plus haut, les latéraux vont constamment être orientés pour attaquer la profondeur dans l’animation offensive de Ten Hag.
Le bloc se coupe en 2, et Tagliafico et Mazraoui vont se trouver par la force de choses relativement isolés du groupe « relanceurs » (central – central – 6 – 6), et appartiennent plus à un second ensemble de 6 joueurs, avec les 4 offensifs [Neres (AiG), Van de Beek (MC), Ziyech (AiD) et Tadic (Faux neuf)] dans une formule qu’il convient souvent d’appeler 3-1-6 ou même 2-2-6.
Triple appel / Ziyech maestro
Les 4 offensifs se comportaient également en conséquence.
Complémentairement au rôle profond des latéraux, Ziyech venait au ballon pour solliciter une passe dans les pieds. Face à une équipe compacte latéralement, c’est depuis l’aile (et non le halfspace) que le Marocain allait venir chercher cette orientation de 3/4 vouée à solliciter la profondeur.

Ses 3 compères d’attaque déclenchaient quant à eux une sorte de « triple appel » diagonal en direction de l’axe ou du halfpsace côté ballon.
On retrouvait du coup souvent l’ailier opposé dans la meme moitié de terrain que le porteur. Ou même carrément plein axe.




La possibilité de trouver Ziyech, ou l’un des 4 relanceurs en mesure de changer de rythme, mettait la ligne defensive adverse dans une grande hésitation au moment d’avancer : si le premier joueur lancé est mis hors-jeu par la défense, il en reste deux autres capables d’être trouvés en jeu, dans le dos de la défense, sans parler des latéraux, qui peuvent – eux aussi – être candidat à la reception d’une diagonale lobée, derrière le bloc adverse, comme on le voit plus haut avec Tagliafico.

Incapables de gerer ces multiples possibilités profondes, l’adversaire (les joueurs eux-mêmes au fil du match ?) choisit parfois de soumettre tout son bloc. On l’a vu avec Lille, champide France surclassé l’an dernier par l’Ajax en EL, ou plus récemment avec Beşiktaş et son 4141 tres bas à la Johan Cruyff Arena (23 tirs à 4).
On le voit ici avec Benfica, le principe de base du 3e homme et d’offrir 3 solutions courtes au porteur, dont la liberté est générée par la superiorité numérique sur la sortie de balle.
L’Ajax applique ce principe du 3e homme, mais à la différence du jeu de position « classique », les 3 solutions du porteurs sont orientées vers la profondeur.
Souvent, on en trouve une 4e, orienté de façon à recevoir dans les pieds, dans ce qu’on pourrait appeler « le 4e homme« . Un 4e homme lui aussi voué à être une solution « prévisible » – du moins la seule solution dans les pieds – et un créateur « exclusif », en opposition avec la répartition armonieuse des tâches, trahie par la passmap de City vue plus haut.
Idéologiquement, on passe d’un football structuré, où tout le monde crée un peu, et où on un cherche un homme libre ; à un football ou chacun fait ce qu’il sait faire.
Et où on cherche les joueurs les plus créatifs (Ziyech, De Jong, De Ligt, Blind) précisément dans les zones les plus périlleuses – là où le pressing adverse veut les emmener – et les joueurs les plus tranchants (Van de Beek / Neres), dans les zones les plus hautes / dans la profondeur.
Deux ans plus tard, il n’est pas forcément étonnant de voir certains elements – plus ou moins préposés à la profondeur – notamment Van de Beek, peiner à retrouver leur niveau de performance, hors de ce modèle de jeu taillé sur mesure.
La profondeur au service du jeu entre les lignes
Bien entendu, ce modele offensif n’est pas figé, et depend de la proposition defensive de l’adversaire, comme de son adaptation au cours du match.
Face à la Juve, lors du 1/4 retour, l’Ajax semble jouer plus dans les pieds, et chercher davantage la connexion dans les pieds à l’intérieur.
Mais c’est bien la menace profondeur constante qui fait reculer les Turinois, ouvrant finalement l’espace entre les lignes.
Si les latéraux sont servis dans les pieds, comme c’est le cas ce soir là pour Veltman (ArD) et Sinkgraven (ArG), cela n’empêche pas le reste de l’equipe d’automatiquement appliquer les principes du « 4e homme » lorsque l’un des deux est servi, plus ou moins à l’arrêt.
Ci dessous, alors que l’arrière gauche est servi, on voit 3 joueurs attaquer l’espace (Neres, Tadic Ziyech) alors qu’un 4e va se proposer dans les pieds (Van de Beek). D’ailleurs, rien n’empêche van de Beek et Ziyech d’intervertir au dernier moment leurs courses. Exemple typique d’application du « 4e homme ».

Plus tôt dans cette séquence, on voit bien que la « supériorité numérique » dont Blind (DCG) semble être le destinataire final n’en est pas une :
Il n’occupe pas le halfspace, mais l’axe. Une fois servi, c’est l’aile qu’il va chercher balle au pied. On pourrait identifier Blind comme « l’homme libre », en realité, il va fixer le milieu droit adverse.
Il cherche le 4v4 dès la relance, alors que Sinkgraven (ArG) était prêt à attaquer la profondeur. Et si ce n’est pas Sinkgraven, c’eût été un autre. Avec van de Beek, la défense turinoise etait d’emblée en 4 contre 4 avec l’attaque ajacide.

Egalité numérique sur la relance, égalité numérique de l’autre côté du terrain.
Comme Gnabry quelques mois plus tot, Bernardeschi est forcé à reculer face à la menace profondeur du lateral.
Même sans chercher à occuper le halfspace, l’Ajax domine le halfspace.
Face au 532 coulissant de Tottenham, là encore, l’Ajax s’adapte à la structure défensive adverse, à sa façon. Peut-être avec une part d’instinct. L’idee de challenger numériquement la défense s’étant deja certainement imprimée dans le subconscient des joueurs.
Alors que Tagliafico demande dans les pieds sur l’aile, attirant Trippier (ArD), c’est un quatuor constitué des 4 offensifs qui challenge le reste de la défense.
5 contre 5 derrière ; 5 contre 5 devant ; en allant du côté-ballon au côté ballon, de l’aile à l’aile, sans fixer-renverser, et sans connecter dans le halfspace.


Quelques secondes plus tard, on retrouve Ziyech en position de finaliser. Là encore, ce ne sont pas 3, mais 4 solutions qui s’offrent au Maroccain, sur 15m de largeur.
Présent – ou plutot menaçant, par son attitude et son orientation – dans le halfspace alors qu’il n’y a personne sur l’aile, Veltman (ArD) « écarte » Rose jusque ce qu’il faut pour que Ziyech glisse un ballon ultra vertical à Van de Beek, dont la prise de balle n’est pas nécéssairement clinique. La défense étant face au jeu, montant pour jouer le hors-jeu, van de Beek se retrouve seul face à Lloris, et l’execute facilement.
Dans le halfspace opposé, l’appel diagonal de Neres fait reculer Trippier, juste assez pour couvrir van de Beek.
Sur le temps de jeu précédent, Neres était signalé hors-jeu alors que Ziyech avait choisi la frappe. Déjà, Van de Beek avait profité de l’appel de Neres pour être en jeu.

Essayer de mettre hors-jeu 2 joueurs est toujours plus risqué dans l’esprit d’un defenseur que d’en piéger un seul.
Ce but fait écho à ce temps de jeu, mais également à l’égalisation sur la pelouse de la Juve, dont la défense, écartelée par les multiples appels, finit par mettre De Sciglio en position de couvrir Van de Beek, au moment où Ziyech arme.
A mi-chemin entre la frappe est la passe, le geste génial du Marocain est forcément influencé (inconsiemment ?) par la tendance de De Sciglio à faire baisser la ligne du hors-jeu.

Certains principes, sacralisés par les aficionados du jeu de position, comme l’orientation de 3/4, prennent tout autant de sens dans ce contexte.
L’orientation de Ziyech ci-dessus lui permet de masquer ses intentions, pour finalement trouvé le 4e homme, celle de Van de Beek lui permet de jauger à la fois le porteur et le but.
Grâce à cette fameuse orientation, servis dans le couloir pendant la phase de construction, Ziyech, comme parfois Tadic ou Neres, s’ouvrent la (les) possibilité(s) de « centrer en profondeur » pour l’un des 3 joueurs qui attaquent la surface.

En l’occurence pour Tadic ci-dessus Neres, Tagliafico et van de Beek, alors que Ziyech reste en retrait.
Finalement, le « 4e homme » ne sera pas Ziyech, mais Neres, servi halfspace, plus ou moins dans les pieds.

La profondeur au service du jeu entre les lignes. Et non l’inverse.
Influence et évolution – désacralisation du halfspace
Dans cet entretien accordé à Bleed Oranje Ten Hag semble rapporter une certaine confrontation en interne à l’Ajax au moment d’implementer ses principes, plus ou moins iconoclastes.

“Les caractéristiques des joueurs déterminent le système de jeu, et non l’inverse. ».
Cette déclaration radicale de Ten Hag traduit la place prépondérante du talent individuel, animal et arbitraire, dans son modele de jeu.
D’une certaine façon, son Ajax réhabilite le « 10 », comme Gasperini l’a fait avec Papu Gomez, ou même Zidane avec Isco, qui se déplaçait librement alors que le Real de CR7 attaquait, avec la profondeur qui le caractérise.
Directe ou indirecte, on peut noter une certaine influence du meneur de jeu excentré de Ten Hag à travers certains joueurs, voués à trouver la profondeur depuis l’aile, notamment Jack Grealish, recruté à prix d’or par Guardiola, dont le Man City multipliait déjà les centres vers l’ailier opposé depuis quelques mois.
À d’autre niveaux, le rôle de Payet dans l’OM d’AVB, ou celui d’Insigne dans l’Italie championne d’Europe font aussi echo à ce modele de jeu, et d’une certaine manière, désacralisent le halfspace, dont la non-occupation / non-penetration est parfois perçue comme l’absence d’un projet de jeu offensif abouti par bon nombre d’observateurs.